C’est de l’engagement des élus que le changement peut s’opérer au plus proche du terrain. «Le travail, l’investissement, l’abnégation souvent des élus locaux sont globalement extraordinaires », s’enthousiasme le maire de Luzarches qui a pris la responsabilité d’inscrire sa commune dans une transition rapide et volontaire fondée sur la rénovation de l’existant.
MG ⎜ Vous avez été élu il y a cinq ans maire de Luzarches, bourg de 5 000 habitants au nord du Val-d’Oise1 . Le centre historique a aujourd’hui un visage transformé. Une des mesures essentielles fut de redéfinir la place de la voiture dans le paysage urbain. Comment y êtes-vous arrivé ?
Damien Delrue ⎜ Ici même, sur cette petite place publique sous ces grands parasols, à la place de ses emmarchements, il y avait un parking. De l’autre côté, en perspective de la vieille halle monument historique, en lieu et place de la terrasse du café, il y en avait un autre. Depuis cette borne en pierre jusqu’à la première marche de la boulangerie, il y avait une quinzaine de places de stationnement. La congestion automobile battait son plein. Comme beaucoup de villes, on a rappelé aux gens qu’il fallait réapprendre à marcher et qu’en plus cela était bon pour la santé. On a poussé progressivement la voiture à l’extérieur du cœur. L’approche est tout à fait impopulaire, mais assumée. Pour l’accessibilité routière, une aire de stationnement a été préservée, bien différente de celle d’un supermarché, entrecoupée d’herbes et d’arbres, à proximité. Demandée par les commerçants, la création d’une zone bleue assure aujourd’hui la rotation de plus de 150 places dont vingt places minute. Le nombre de places PMR a été multiplié par deux. Je pense aussi que dans vingt ans d’autres modèles de mobilité apparaîtront, comme les voitures autonomes.
Ce fut un des points de départ de la campagne électorale de 2014. Il fallait faire quelque chose d’urgent pour un cœur de ville qui se paupérisait à grands pas. Notre programme tenait sur deux axes pour le temps du mandat : la naissance d’un grand parc urbain (le vallon de Rocquemont) faisant suite au jardin botanique que j’ai mis en place entre 2001 et 2008, et la renaissance du cœur de ville. Rien d’extravagant. Il s’agissait juste de prendre en main un bourg dégradé par le « tout voiture » et les façades défraîchies, les devantures commerciales sans cachet, depuis plusieurs décennies et, fort de son immense potentiel, le remettre en valeur. Les actions ont donc porté sur les deux dimensions du visible : l’horizontale, l’espace public, en redonnant de l’emprise au piéton ; et la verticale, les façades bâties à restaurer. Le principe décline un vocabulaire simple, avec le souci du détail.
MG ⎜Quels sont ces détails ?
DD ⎜Sans être anecdotique, l’idée est de faire paysage, de retrouver un charme romantique lié à l’histoire de la ville dans laquelle de nombreuses personnalités françaises ou étrangères ont eu plaisir à séjourner.
Par exemple, nous avons placé sur l’espace public des alignements de parasols aux teintes soutenues. Il a fallu des heures de travail pour trouver des parasols légers afin que les commerçants puissent les prendre en charge, les installer quotidiennement, et que leurs pieds n’encombrent pas mais disparaissent dans le sol, grâce à des fourreaux à clapet encastrés. Ils soulignent des terrasses publiques qui donnent envie le long de la voie principale aux entrées du bourg. L’idée d’expositions permanentes ou temporaires est également en cours de réalisation. Il fallait éviter la situation d’autres communes, où une place réaménagée, sous la pression d’une minorité de mécontents, soit à nouveau envahie par la voiture.
La question des réseaux apparents : nous nous sommes battus pour faire disparaître les câbles disgracieux des façades rénovées. La police municipale que l’on soutient activement a parfois verbalisé l’opérateur qui travaille souvent sans autorisation.
Autre exemple, le pavage exigé par l’architecte des bâtiments de France (ABF). L’irrégularité des pavés de réemploi a été réussie esthétiquement. Le paradoxe réside dans le cachet indéniable qu’il donne à la ville et l’inconfort qu’il créé parfois par son irrégularité. Même s’ils trouvent le cœur de ville très beau, cela peut être un sujet de mécontentement pour certains habitants. Sont actuellement testées des bandes passantes plus roulantes à certains endroits pour traverser le cœur de ville et apporter une amélioration sur ce point.
Enfin, cela fait presque vingt ans que je suis élu et, comme depuis 2014 nous avons placé l’esthétique au cœur de nos préoccupations, la question de la couleur est devenue un sujet de débat. C’est une bonne chose. Par exemple, le « ton pierre » et la vitrine aux couleurs grises ne font pas l’unanimité. Les femmes particulièrement semblent sensibles à ce sujet. Il faut oser la couleur et s’entendre avec les architectes des bâtiments de France qui, avec le Parc naturel régional, ont travaillé à une charte plus diversifiée. La couleur apporte une singularité et une gaité dans le paysage qui correspond à notre époque : on habite la maison aux « volets verts », celle avec la « porte bleue »…
Tous ces détails, le choix attentif des volets, le dessin des vitrines exigent une attention continue et un dialogue entre chaque partie, nous, les élus, les experts concepteurs avec les ABF et le commerçant -ou-habitant.
MG ⎜Pour le domaine du visible vertical, quelles méthodes avez-vous mises en place ?
DD ⎜Il est demandé aux propriétaires d’embellir leur façade et de les harmoniser. 60 % de restauration du centre bourg est aujourd’hui réalisée, imposant de nombreuses réunions de travail. Si l’amiable de fonctionne pas, la rénovation se fait par injonctions2
. À ce jour, une quarantaine sont en cours. La procédure est efficace : vous avez six mois pour faire votre ravalement. Sinon, vous recevez une sommation entre trois et douze mois. Puis, vous devez payer une amende de 3 750 € prélevée par l’impôt. Cette méthode peu populaire a valu quelques interrogations au départ. Entièrement légale, peu de communes l’ont mise en place : Paris, Lyon, et d’autres communes du Val-d’Oise de plus en plus nombreuses. Il est nécessaire d’être un peu coercitif, mais cela demande de la persuasion, de dialoguer énormément, afin d’éviter les contentieux longs et pénibles pour chacun. Par contre, les propriétaires les moins fortunés peuvent bénéficier d’une aide communale.
Pour les commerces, au début, ce fut aussi difficile. Aucune devanture ne pouvait faire exemple. La stratégie fut de prôner l’ingérence positive : ne plus accepter les changements d’affectation, refuser que les vitrines soient remplacées par des logements, et comme pour les façades, utiliser l’injonction sur les devantures commerciales. Celles-ci peuvent bénéficier d’une aide financière de la municipalité allant jusqu’à 50 % car nous soutenons la valeur travail du commerçant.
Nous avons commencé par les commerces qui appartiennent à la commune pour faire exemple, comme pour cette devanture en bois réalisée par le lycée technique de Villiers-le- Bel. Mais il a fallu quatre longues années pour obtenir des commentaires positifs, des années pendant lesquelles nous avons eu beaucoup de démissions de conseillers municipaux « secoués » par des méthodes certes humaines mais radicales. Des articles dubitatifs dans la presse également… Mais il nous fallait tenir notre cap !
La dynamique a pris par la persuasion, le porte à porte. Ici, un enduit plâtre et chaux au ton vieux rouge brique ; là, pour le petit bâtiment, à la place du rideau de fer, une devanture en bois ; et là-bas encore, on supprime les volets en plastique…Les dérogations ne sont plus acceptées, comme pour les tuiles de rive sur les pignons, interdites par le règlement du Plan Local d’Urbanisme.
À Luzarches, inverser les habitudes n’a pas été chose simple. La résistance au changement est puissante. Mais face aux résultats, la population et l’opposition politique ont été progressivement convaincues.
MG ⎜Qui ont été vos appuis ?
DD ⎜Une ville de 5 000 habitants a peu de cadres. L’appui provient d’abord de l’équipe municipale, aidée du Conseil des sages. J’ai eu la chance d’avoir un premier adjoint extraordinaire, économiste de la construction, il est en charge des finances et des travaux, avec une vision complémentaire à la mienne.
Nous avons bien sûr bénéficié des conseils et de l’expertise des ABF, Jean-Baptiste Bellon et Thierry Larrière, très présents malgré leur rôle difficile pour réfléchir sur l’identité de chaque bâtiment et de l’intégrer dans le projet patrimonial du bourg. Mais, éloignés, surchargés, on ne peut compter seulement sur eux. Le Parc Naturel Régional de l’Oise reste un atout formidable avec des compétences plurielles et une capacité à lancer et financer des études préalables à nos projets. Pour le cœur de ville, le paysagiste Benoît Garnero, maître d’oeuvre a réalisé une étude pertinente avec l’ensemble des plans utiles (stationnement, circulation, plantations, etc.). Elle a été présentée à la population en décembre 2016. Suite aux travaux de la mairie, avec l’appui des ABF, du PNR et de la fondation du patrimoine, un architecte du patrimoine, avait réalisé un audit pour la rénovation de l’ensemble de l’îlot central (ensemble de sept bâtiments en plein centre). Ainsi avait pu démarrer le chantier du cœur de ville. En mars 2015, le PNR a diffusé un cahier de recommandations architecturales spécifiques à Luzarches approuvé par tous les partenaires.
Les concepteurs intellectualisent et donnent de l’épaisseur au paysage. Les élus doivent apporter la dimension pratique pour que la population puisse s’approprier les projets. La première phase se devait d’être directive, la deuxième devra développer une méthode plus participative. Une vingtaine de réunions publiques et de nombreux groupes de travail composés de citoyens talentueux ont renforcé le travail de l’équipe municipale.
MG ⎜N’est-ce pas antinomique d’être élu et impopulaire ?
DD ⎜Entre voter pour le changement et l’accepter, il y a un grand écart. Au début, je pense en effet avoir été très impopulaire. Je consacre un plein temps à mon mandat et je suis d’un tempérament déterminé. Il faut être tenace, avoir une volonté municipale, tenir tête aux effets d’aubaine, aux malversations ou aux fausses rumeurs qui circulent aujourd’hui sur les réseaux sociaux.
On nous a prêté la folie des grandeurs. La folie, ce serait la construction d’un cinéma, d’une piscine, de grands équipements. Nous nous sommes concentrés juste sur une idée : l’existant et son embellissement. Le premier éditorial de notre journal local titrait : « sortir du moche ». Les résultats sont là, et ceux qui contestaient sont aujourd’hui plus discrets.
Pour moi l’objectif de l’élu n’est pas de se faire aimer mais bien d’agir quoiqu’il en coûte ! À Luzarches comme ailleurs, une minorité tyrannique est aujourd’hui à l’œuvre. Il faut juste en être conscient. Que vous ayez l’idée que votre investissement soit estimé, oui, mais si vous cherchez à vous faire aimer, c’est le début de l’immobilisme. Cette quête de reconnaissance à n’importe quel prix tient souvent à la trajectoire de chacun et aussi à des élus qui sont là depuis trop longtemps. Il faut limiter le nombre de mandats consécutifs, cela apportera du dynamisme.
Qu’ils soient urbains ou naturels, les paysages qui nous entourent sont fédérateurs. Il faut se battre pour cela. Un élu local doit avoir le courage de dire ce qui lui semble être de mauvais goût. Je suis favorable à une politique humaine mais radicale. Sinon on tourne en rond dans la spirale du consensus mou. Avec sympathie mais il faut parfois bousculer les gens afin qu’ils participent à la vie publique.
Être élu, c’est savoir régler la somme de problèmes particuliers avec le souci de l’intérêt général. Ce n’est pas chose facile… Savoir négocier avec les différentes parties prenantes, être emphatique et compréhensif. Parfois les gens ont du mal à sortir de leur zone de confort, matériel ou psychique. En réalité, la majorité s’adapte plus facilement qu’annoncé.
MG ⎜Êtes-vous confronté à la problématique des logements vacants ?
DD ⎜Luzarches est très demandée et je pense que nous sommes aujourd’hui sorti du risque de dépréciation immobilière.
MG ⎜Que représente pour vous la valeur de l’existant et travaillez-vous avec des références ?
DD ⎜ Je suis porté par plusieurs images et idéaux. Mes parents avaient tout donné pour réaliser leur rêve commun : ils avaient acheté une maison de maître en ruine qu’ils ont aménagée eux-mêmes par des choix attentifs et partagés, avec l’idée que tout était possible. Les beaux espaces urbains sont aussi une grande source d’inspiration. Je suis un promeneur parisien. On y trouve le goût pour les matériaux nobles.
Comme à Saint-Valéry-en-Caux ou Chédigny en Touraine, nous souhaitons faire de Luzarches une ville remarquable, parsemée de chemins plantés permettant de créer la discussion.
Le cœur de ville est l’endroit où on trouve du lien social, sans tablette, avec des échanges directs. Nous avons aménagé le centre pour pouvoir le consacrer davantage à la promenade et aux moments festifs. Nous profitons maintenant pleinement de notre halle pour la fête de la musique, pour le marché de Noël et bien d’autres évènements. Elle est abri de la pluie et couvre le marché; Les terrasses que nous avons créées invitent à prendre un moment pour soi. Une nouvelle aire de jeux a introduit dans le paysage urbain la qualité de l’architecture contemporaine. À 400 m du cœur de ville, la valorisation des 40 ha du vallon de Rocquemont est en cours, un lotissement de maisons passives sort de terre du côté de la gare… Autant de projets ciblés et d’études concrètes qui peuvent se mettent en place sur le court terme et qui nécessairement assureront le long terme.
- Intégré dans le Parc naturel régional de l’Oise, le bourg ancien de Luzarches est entouré par le site classé de la vallée de l’Ysieux et de la Thêve, et compte plusieurs monuments historiques classés : la Halle, l’église Saint-Côme-Saint-Damien et les vestiges de l’ancien prieuré. ↩
- Rappel réglementaire : articles L.132-1 à L.135-5 du Code de la construction et de l’habitation (articles applicables à Paris et aux communes figurant sur la liste établie par le préfet) : «Les façades des immeubles doivent être constamment tenues en bon état de propreté. Les travaux nécessaires doivent être effectués au moins une fois tous les 10 ans, sur l’injonction qui est faite au propriétaire par l’autorité municipale.» ↩